Les Naufragés de Malte-2

Nous sommes le samedi 02 février 2008, c’est encore une fois «Registration day». Plus d’une centaine de personnes font la queue devant les bureaux du « Marsa Open Center for refugees». À l’intérieur, un jeune homme est en pleurs. Il s’en prend à July, une des employées de Suriet-Il-Bniedem, l’ONG qui gère le centre; il est furieux car il n’a pu obtenir l’allocation mensuelle à laquelle il peut prétendre de par son «statut humanitaire». La tension monte. Quand il se retrouve face à Terry Gosden, le gérant du centre, il est à bout et menace de porter plainte, hurle qu’il ne sait pas quoi faire, qu’il n’as pas d’argent, que c’est injuste. Terry acquiesce, l’encourage à aller voir la police pour porter plainte, tente de le calmer et finit par le congédier. L’homme pleure toujours, July est sous le choc de la violence de l’altercation. « Que voulez-vous que je lui dise?, explique Terry, ce gars est Ivoirien, il veut porter plainte, qu’il le fasse! Je ne souhaite que ça moi, qu’il porte plainte, pas seulement lui mais tous ceux qui ne peuvent pas toucher leur argent. Les gars ici ne sont pas là depuis longtemps, ils ne connaissent pas leurs droits. Ils ont trop peur d’aller voir la police, mais il faut qu’ils comprennent que c’est leur droit, que s’ils sont là, la police, la justice c’est aussi pour eux, mais ils ne sont pas habitués à ça… Souvent, c’est plutôt aux soldats libyens qu’ils sont habitués... Le problème c’est que le gouvernement a serré la vis ces derniers mois, maintenant ils doivent signer trois fois par semaine pour toucher leur argent tous les mois. Trois fois par semaine! Comme ça, sans explications, simplement pour bloquer les gens. Lui il a manqué une signature, une seule sur tout un mois! Il ne pouvait pas signer, il travaillait… Du coup il est persuadé que c’est nous qui décidons, qu’on s’en met plein les poches en gardant leur argent. Il a raison. A sa place, je penserai sûrement la même chose. Rien ne les pousse à penser autrement, regardez le racisme et la corruption sur cette île… Le gouvernement fait tout pour leur compliquer la vie et nous, on est obligés d’appliquer des directives insensées.»

Depuis Octobre, les choses ne se sont pas arrangées pour les migrants africains arrivés sur Malte par erreur et bloqués sur l’île. Des tensions sont apparues dans les centres suite à la décision du gouvernement d’attribuer les allocations mensuelles à ceux qui signent trois fois par semaine le registre de présence dans les centres d’accueil. En théorie, ceci ne représente que quelques signatures, mais en pratique, cela veut dire que, trois fois par semaine, il faut choisir entre un éventuel travail journalier sous-payé et la signature, qui permet de toucher une somme mensuelle de moins de cent euros…

Les tensions ont incité le gouvernement à restreindre les accréditations pour accéder aux centres pour réfugiés, probablement par peur que le sujet ne soit trop remué en période électorale.

Terry parle encore de ces bars qui refusent de servir les noirs, de ces femmes immigrées qui se prostituent de plus en plus fréquemment; il parle de la campagne présidentielle, qui envenime la situation; de ce nouveau candidat d’extrême droite, qui propose de renvoyer les immigrés sur les embarcations avec lesquelles ils sont venus… Mais il parle aussi de son ami, réfugié somalien qui travaillait au bureau de Marsa et qui, cas rarissime, à pu partir en Irlande pour rentrer à l’université. Il parle des travaux réalisés ces derniers mois dans le centre de Marsa et de cette pluie battante qui n’arrête pas de tomber, qui ne doit pas arranger les choses
pour les habitants de Hal-far.

Pour se rendre à Hal-Far il faut prendre le bus de la ligne 11, qui part de La Valette. Habituellement, lorsqu’il s’arrête devant Marsa il est presque vide. Lorsqu’il en repart, il est plein; plein de ceux qui sont venus chercher du travail le matin, de ceux qui n’en ont pas trouvé, de ceux qui reviennent du travail et de ceux qui sont venus tuer le temps au centre. Le bus traverse une partie de l’île vers le sud, et passe par Birzzebuga, ville dortoir des ouvriers de «free-port», le gigantesque port de containers. Souvent le bus s’arrête longtemps. Parois il faut changer de bus et attendre, attendre avant de repartir, sans explications. Yusef, originaire d’Asmara, capitale de l’Erythrée, explique que c’est souvent comme ça, surtout sur le trajet du retour. Comme une grande partie des habitants de Hal-Far, il fait le trajet au moins deux fois par jours en se levant tous les matins à quatre heures pour aller attendre les camionnettes qui viennent chercher les travailleurs journaliers devant Marsa. Il s’insurge du fait que de Hal-Far, il faut plus d’une heure pour rejoindre La Valette, il pense que c’est voulu et rappelle les événements de ces derniers mois, relayés dans la presse locale; des histoires de racisme et de chauffeurs de bus qui refusent de faire monter des noirs...

«Hal-Far open centre for Refugee» est situé dans une zone semi-industrielle, une sorte de no man’s land dénué d’habitations non loin de Birzebbuga. Le centre est à proximité de l’aéroport, de la piste de dragster - qui accueille des courses de bolides tous les week-ends - et de l’usine Playmobil, à proximité aussi d’une caserne de l’armée maltaise et d’un centre de détention pour migrants. Dans un pays qui connaît l’une des plus grande densité de population au monde, les naufragés de Malte sont bien isolés, coincés entre le vacarme des avions et celui des dragsters, entourés de cargos porte containers, d’avions de ligne et de bolides surpuissants.

Hal-Far est un champ de tentes, une quarantaine de tentes qui abritent un millier de personnes dans la chaleur étouffante de l’été ou pendant les nuits froides de l’hiver. Pour les protéger de l’eau de pluie, les tentes ont été surélevées sur des plateformes en béton auxquelles on a toutefois oublié de donner une inclinaison, de sorte qu’il faut quand même placer des sacs de sables sur les bords des tentes pour les protéger en partie des intempéries. On compte une quarantaine de lits par tentes, les plus chanceux occupent les parties inférieures des lits superposés, ceux du haut ne peuvent pas isoler leurs matelas à l’aide de cartons et de draps pour se protéger du froid et conserver un semblant d’intimité. Ceux-là rêvent plus encore que les autres d’obtenir une place dans les dortoirs de Marsa. Pour un millier de personnes, il y a une tente restaurant, une tente mosquée, des sanitaires en durs et un bureau, pour l’administration. Plusieurs fois par semaine, des échoppes ambulantes viennent vendre des marchandises bon marché, des aliments que l’on cuisine à même le sol, sous les toiles de tentes kaki.

Aujourd’hui, seuls les «hommes seuls» habitent ce centre. Les «femmes seules» y résidaient encore il y a peu, elles viennent d’êtres relogées dans des préfabriqués, non loin de là. Le centre qui accueille la trentaine de familles de réfugiés et les femmes enceintes est situé dans la même zone, les bâtiments sont vétustes mais en dur. La soixantaine d’enfants et la présence des femmes rendent l’ambiance des petites chambres collectives dans lesquelles on vit, on dort et on cuisine, un peu plus chaleureuse. Autour d’un café Erythréen, Fatima raconte que le bébé à qui elle donne le sein avait deux mois lorsqu’il a traversé la Méditerranée sur une de ces frêles embarcations qui partent de Libye. Elle explique aussi qu’elle a passé neuf mois dans un centre de détention où les détenus ne peuvent sortir que deux jours par semaine, une heure par jour.